NO MAN'S LAND PROJECT 2010

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> Impressions Dodesques

Lignes blanches I Lionel Daudet I

Décrire, une fois de plus. Raconter, encore.
Mais quoi : ces premières perdues dans les soixantièmes ? Ces bilans aux allures de collection (déjà 5 ascensions!) ? Cette quantification de la difficulté (est-ce Extrêmement Difficile – ED, ou Extrêmement Difficile supérieur – ED+ ? 95° max en glace, tous ces codes de l’alpiniste pour ses pairs, et une pauvre approche… des autres).
Les lignes blanches ne sont pas des rails de coke – oh non, mais plus les voies, éphémères passages de la cordée. Elles sont issues d’une « lecture » de la montagne. Délectation, déchiffrage, défrichage. De cette observation, toutes les prémices de l’aventure semblent être réunies : exploration, reconnaissance, anticipation de la descente, le décryptage d’un inconnu futur.
Faux cap Renard : découverte d’une ligne blanche, directe, faite de pureté et d’élégance. Une fine goulotte strie une paroi rocheuse et verticale. "Ah  les gou… gou, les goulottes", à ne pas confondre avec "ah les gau …gau, les gaulois", cri de ralliement des alpinistes, dont les marins aiment à – gentiment, se moquer! L’arête finale dépose naturellement au sommet : un absolu une invitation.... irrésistible.
Pic Wandel : un trait rectiligne de neige, rochers, et glace mêlées. Large ou étroit, plus ou moins ramifié selon l’altitude. Suit une longue arête ourlée de gigantesques corniches, broderie entrelacée avec le ciel, dérivant jusqu’à une cime échouée dans les nuages.
Et puis certaines lignes blanches repérées attendront, futuristes… la venue des générations futures. D’autres sont jaugées, puis jugées trop dangereuses (le jeu –quel jeu ? n’en vaut pas la chandelle.)
Raconter si maladroitement l’envers des lignes blanches, trahi néanmoins par quelques signes : ces yeux aux étoiles inversées, ces fronts ennuagés, ces lèvres crevassées et souriantes, ces escalades rythmées et musicales, cette danse amoureuse et volatile, là-haut… Vous rendez-vous compte ?
Que décrire, que dire ? Les gestes mesurés d’un alpiniste attentif, l’ancrage d’un piolet dans une glace aux multiples consistances – fistuleuse, « sorbet », cassante, creuse, « travaillée », la griffure d’un crampon, des mains nues qui serrent le roc froid…
Ou bien : cette sensation qui est notre vérité, l’harmonie avec soi, ses compagnons, cette montagne, l’Antarctique. Ces sentiments de précarité écrasés par la beauté des lieux. Cette énergie dépensée, cette énergie puisée : échange. Cette concentration sereine et silencieuse, au final assez peu de paroles dans ce temps de l’ascension.
Donner des noms, comme un titre de livre, qui le lira ?
L’art d’être sérieux sans se prendre au… : « 42 balais et toujours pas calmé », ouverte le jour de mon anniversaire, mon Dieu quel beau cadeau ! «  La mystique des corniches…ons »
Raconter les horaires, donner des précisions.
Faux cap Renard, départ dans un bâillement à peine étouffé ce 4 février à 3h15. Sommet vers 11h après environ 600 m. d’escalade pure. Retour par le même itinéraire au camp de base établi sur une plateforme rocheuse à quelque dizaine des mètres au-dessus des flots quelques 12 heures après l’avoir quitté… Récup par les marins dans la foulée, merci.
Pic Wandel, nuit blanche, abasourdis de sommeil, après : départ le 7 février  à 19h au son de la trompette de Tristan s’il vous plaît, sommet, 980 m d’altitude, vers 5h, une heure là haut, retour par un vaste plateau glaciaire et rappels/désescalades dans un couloir neigeux, arrivée au niveau zéro à 10h15 le 8, récup immédiate par les marins, grand merci encore.
Raconter plutôt cette absence du temps, cette aparté au monde trépidant, ce bloc d’uranium qu’est l’ascension, tant ce moment privilégié est dense. Ce condensé d’actions, de survie, cette échappée belle de la condition humaine. C’est si beau, vu de là-haut, tu verras, brother !

Et puis aussi ne pas passer sous silence les « incidents », ils nous rappellent à notre immense vulnérabilité. Une volée de pierres vrombit trop près de visages devenus livides, des corniches invisibles dans la nuit et le brouillard, contournées le plus bas possible, passages obligatoires, tension. C’est aussi un Dod qui met son pied (en crampons…) dans la gueule de Pat en dessous, règlements de compte ? Et un Mat qui disparaît d’une dizaine de mètres à la rupture d’un pont trop fragile – il avait pourtant supporté le poids de plusieurs passages… Et un Pat qui, suivant la chute de Mat, se retrouve tiré et entraîné, plus de peur que de mal. Et un Pat en second qui, ne voulant pas balancer dans une section verticale des plaques de glaces sur Mat, lui tombe dessus à la suite d’un ancrage pas assez « béton » : vêtements déchiquetés et estafilade à l’épaule. Décidément, il y en a, des règlements de comptes, dans cette cordée givrée…
Nous ne recherchons bien évidemment pas ces moments-là. Bien au contraire, nous les fuyons comme la peste! Le jeu de l’alpinisme n’est pas une roulette russe, mais ce subtil dosage des risques potentiels, des « jokers à ne pas trop griller ». Nous les acceptons, comme un aiguillon : « attention fragile », miracle d’une vie auquel nous participons.
Nous nous émerveillons. Sans cesse.
Sommet du faux cap Renard (j’ignore son nom, je me rappelle juste l’ascension des frères Pou, rencontrés il y a deux ans à Puerto Williams, à une demi journée de navigation d’Ushuaia). En face de nous, comme à un jet de pierres, les célébrissimes Tétons d’Una. De notre étroit sommet, il semblerait une ville fantastique, médiévale, aux blanches murailles, aux fiers pics englacés transformés en donjons, à l’étroit chenal (que les marins avaient eu l’outrecuidante curiosité d’aller sonder … afin d’y engager Ada,  just for fun !), aux allures de douves. Le pont-levis, quant à lui, a disparu depuis des millénaires. Ne reste sur chaque flanc que ces parois de séracs déliquescents… Et pourtant, le château-fort de l’Antarctique veille toujours, impavide, à la paix éternelle des lieux.
Sous nos pieds, la mer, jonchée de débris blancs. La mer, vraiment. Drôle, inhabituel, depuis un sommet. C’est l’Antarctique, man ! Plongée vertigineuse vers ces confettis d’icebergs, lâchés là, par je ne sais quel mystère.
Sommet du pic Wandel, a-t-il jamais été gravi ? Cela finalement ne m’importe peu. Ce qui m’importe en cette heure matinale, c’est plutôt : la vision aérienne du mouillage de Pléneau - entrelacs de bras de terre et de mer, nous y étions si bien ; cette arête effilée, arabesque sur laquelle nous nous sommes faufilés ; cette lithographie des montagnes omniprésentes, ces bateaux minuscules à Booth sud (ah ma chère Ada, si proche, si loin !). Et puis ces couleurs, l’Antarctique n’est définitivement pas un monde de blanc. Le mont Français sur la grande Anvers se teinte soudainement d’or, les corniches rougissent et s’enflamment, et les visages creusés par l’effort  s’illuminent, tout simplement s’illuminent, heureux.

Instants suspendus, délicieux et transparents, qu’il faut à regret interrompre. Car il faut partir, les alpinistes ne sont pas des êtres ailés. La descente : les moments de grâce se ternissent, s’appesantissent, se chargent d’un plomb languissant. La vue de cruise ships tout en bas dans le canal Lemaire me plongent dans l’hébétude. Rester concentrés pour rester en vie. Se succèdent les rappels (une dizaine au faux cap Renard, sur abalakov, cette technique simple qui a révolutionné l’alpinisme, deux trous formant un V dans la glace, dans lesquels passe la corde, no trace). S’enchaînent les pas, se désescaladent les pentes, reviennent 3 hommes vers l’océan, et l’humain. Le zodiac, nos vieux potes Kiddo et Tristan. Embrassades, accolades, revoilà le monde. Un monde d’une autre lumière, que j’aime. Aussi.
Ronronnement du 4 temps, Ada se rapproche, Isa à la barre, débarquement des alpinistes et de leur barda. Embrassades, accolades, regards échangés jusqu’aux creux des âmes, silence plein. Il n’est point nécessaire de parler, tout est déjà dit.
Ligne blanche, sillage du bateau qui s’efface, comme les traces des alpinistes là-haut, la route vers le Sud continue, c’est bien.

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