NO MAN'S LAND PROJECT 2010

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Pierre Ier, le charpentier sanguinaire I Michel Tendil I

C’est un tourbillon de Te Deum déchirants et de chants paillards où s’entremêlent l’encens, le vin et la poudre… Le destin de Pierre le Grand, géant de deux mètres taillé aux dimensions de son immense pays, donne le tournis. De la démesure en toute chose : dans cette soif insatiable de découvertes, dans cette voracité d'ogre, dans cette cruauté sans borne qui le range aux côtés d’Ivan le terrible. Seule comparaison possible, toutefois, avec le premier tsar de Russie : on dit d'Ivan le terrible qu'entre deux tortures, il pleurait et priait pour échapper aux rets du diable, comme le montre Tsar, le magnifique film de Pavel Lounguine. Pierre, lui, se vautre dans d'interminables orgies. Ivan IV était un homme du Moyen-âge, Pierre Ier s'évertuera à sortir la Russie de son passé obscur. Aujourd'hui, on le présente comme le fondateur de la Russie moderne. Et c'est souvent à un autre souverain qu'on aime à le comparer : Louis XIV, qu'il ne rencontra jamais de son vivant.
Tsar à dix ans, Pierre fut écarté du pouvoir par sa sœur, la régente Sophie, et confiné dans un village des environs de Moscou où il suivit une éducation médiocre.
La découverte d'un canot anglais dans la maison de son aïeul révèle un lointain atavisme de Varègue, une attirance pour le large. Dès lors, il passe de longues heures à naviguer sur la Yaouza. En 1693, à l'âge de 21 ans, il se rend à Arkhangelsk, alors seul port maritime russe. A quoi songe-t-il en se mirant dans les eaux nacrées de la mer Blanche ? Le jeune tsar a des rêves d'empire. Il n'aura qu'une obsession : se doter d'une flotte (l'Aigle, premier navire russe construit à Astrakhan, sur les bords de la Caspienne, fut incendié par les Cosaques), moderniser son armée, trouver des débouchés maritimes. Au Sud, sur la mer noire, et ce sera la guerre contre les Turcs. Sur la Baltique ensuite, et ce sera la guerre du Nord, contre les Suédois, qui ne s'achèvera qu'en 1721 sur une victoire russe, avec le traité de Nystad.
Au fil des ans, le trône de Pierre s'est affermi et avec lui l'ambition guerrière, l'esprit de conquêtes. Mais la Russie manque de tout et accuse d'importants retards sur les monarchies européennes. En 1697, Pierre entreprend un voyage de dix-huit mois à travers l'Europe : Riga, la Courlande, le Brandebourg (qui deviendra bientôt la Prusse), la Hollande, pays modèle à cette époque, et l'Angleterre (il y aura bien un voyage en France mais beaucoup plus tard, en 1717). _A la tête d'une ambassade de 200 personnes, il prétend voyager incognito ! Il entend s'abreuver de connaissances, compléter son éducation. Il se plaît d'ailleurs davantage dans les chantiers navals que les palais. Les ors, le faste semblent le rebuter, les fanfreluches un peu moins. Mal à l'aise dans les lits à baldaquins, il préfère souvent dormir par terre. "Il est visible qu'on ne lui a pas même appris à manger, mais j'ai apprécié ses façons naturelles et sans contraintes", note la princesse de Brandebourg, Sophie Charlotte. Au fil des mois, le tsar apprend toutes sortes de métiers.

"Je suis au rang de l'élève et j'exige que l'on m'instruise"

Son passage à Amsterdam lui s'inspirera la construction de Saint-Pétersbourg sur les bords de la Neva, où il transfèrera sa capitale en 1712. Il s'instruit à la physique, aux mathématiques, à la géographie. Puis il se rend dans les chantiers de l'amirauté à Sardam où il s'enrôle comme charpentier sous un pseudonyme et entend mener la vie pénible des compagnons, travaillant à leurs côtés dans les corderies, les forges, les scieries. De retour à Amsterdam, il achève la construction d'un vaisseau de 60 canons qu'il fait appareiller pour Arkhangelsk. Rien n'exprime mieux cette attitude étonnamment modeste que le cachet des lettres qu'il envoie et sur lequel il est représenté dans la pose de Pygmalion sculptant la Russie : "Car je suis au rang de l'élève et j'exige que l'on m'instruise", peut-on y lire. De la même façon, il n'est devenu officier qu'après avoir été homme de rang. Durant tout ce voyage, il recrute les plus habiles artisans, les meilleurs savants. Alors lui viennent des desseins, comme cette idée folle de relier la Caspienne et la Mer noire par un canal et dont de vieilles cartes jaunies portent encore la trace.
Une fois à Vienne, il s'apprête à partir pour Venise quand  la nouvelle d'une révolte des strelsty, les gardes du kremlin, fomentée par Sophie, l'oblige à écourter son séjour. A son retour, la rébellion est déjà matée, mais Pierre garde en lui le terrible souvenir de 1682, année où les strelsty avaient tenté de l'empêcher d'accéder au trône. La répression est impitoyable : 200 strelsty sont pendus, 100 autres passés au knout puis déportés en Sibérie (déjà !) pour défricher de nouvelles terres. Femmes et servantes sont passées à la question, certaines enterrées vivantes, raconte même Troyat. Le supplice reprend : 772 conjurés sont décapités, leurs corps exposés sous les fenêtres de Sophie, le tsar n'hésite pas à prendre lui-même la hache.

Grandes expéditions russes

Arborant une fine moustache, sûr de lui, Pierre est impavide devant la souffrance. Bientôt, il oblige les Russes à se couper la barbe - quelques mentons proéminents auraient été raccourcis également - et à abandonner le caftan traditionnel. Il se trouve des talents de chirurgien, de dentiste (arracheur de dents plutôt), talents qu'il exerce sur la cour… Il aime à s'entourer de nains, de géants. Un jour, il s'ébaubit devant une leçon d'anatomie. Constatant que deux de ses boyards ne partagent pas son émerveillement, il les oblige à croquer à pleines dents dans la chair. La tsarine avait un amant : elle trouvera sa tête dans un bocal sur le bureau de sa chambre. Que dire de ces chantiers pharaoniques ? On raconte que Saint-Pétersbourg a été bâtie sur des ossements. Est-on si loin de la réalité ? 100.000 ouvriers périrent lors de sa construction. 30.000 hommes succomberont lors du percement du canal de Ladoga. Pierre le Grand disait qu'il "voulait réformer sa nation mais ne qu'il ne pouvait pas se réformer lui-même", rapporte Voltaire, dans son Histoire de l'empire de Russie sous Pierre le Grand. Illustration éclatante de cette "déraison d'Etat" avec l'affaire du tsarévitch Alexis. Ce dernier, d'un tempérament velléitaire et refusant ses responsabilités de prince héritier, s'enfuit à Vienne où Tolstoï, limier de Pierre et aïeul du célèbre écrivain, finit par le retrouver et le convaincre de rentrer. Emprisonné dans la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg, Alexis mourra après plusieurs jours de torture.
Certes, des réformes il y en eut, beaucoup même : la suppression du patriarcat, son remplacement par le Saint-Synode, la création du Sénat, des provinces et des municipalités, des ambassades, le changement de calendrier, la modernisation de l'alphabet cyrillique, la "Table des rangs", sorte de méritocratie... En 1724 est créée l’Académie impériale des sciences et des arts qui financera les grandes expéditions russes, dont celles de Béring. Mais les conquêtes de Pierre le Grand coûtent cher.  Des impôts en tout genre frappent le menu peuple, taxes sur les moulins, les fours, les bains, les ruches d'abeilles, les barbes et même "l'impôt sur les âmes"… Des quatre coins de l'empire naissant, des steppes de l'Oural au golfe de Finlande, de la taïga des Solovky aux neiges éternelles du Caucase, on croise des moujiks au visage crispé par la peur du knout, mordante comme le froid de l'hiver russe. Ce froid tenace qui accompagnera Pierre Ier à sa dernière demeure, un jour de janvier 1725, juste avant le départ de Béring pour le Kamtchatka. Et dire que ce titan avait une peur bleue des cafards.

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