Jean-Baptiste Charcot, le gentleman polaire I Véro Daudet I
"D’où vient l’étrange attirance de ces régions polaires si puissante, si tenace, qu’après en être revenu, on oublie toute fatigue morale et physique pour ne songer qu’à retourner vers elles ? Je sens que ces régions du bout du monde nous frappent en quelque sorte, d’une religieuse empreinte... L’homme qui a pu pénétrer dans ce lieu sent son âme qui s’élève..."
L’homme qui évoque ainsi la magie et l’attrait du continent antarctique, vaste tache blanche sur les cartes en ce début du XXème siècle, n’est autre que Jean-Baptiste Charcot.
Explorateur des pôles mais aussi médecin, officier de marine, scientifique, Charcot conduira deux expéditions en Antarctique (de 1903 à 1905 et de 1908 à 1910) et dix expéditions en Arctique.
Il nait le 15 juillet 1867 à Neuilly sur Seine. Son père Jean-Martin est un médecin célèbre pour ses travaux sur les maladies nerveuses notamment l’hystérie. Il aura Freud pour élève. Il pousse son fils à faire des études de médecine mais reconnaissant sa passion pour la mer, il lui offre son premier bateau : Jean-Baptiste Charcot a alors 25 ans.
Un an plus tard, celui-ci fait construire son premier "Pourquoi-Pas ?". A propos du nom de ce voilier, il disait : "ma devise n’a-t-elle pas toujours été pourquoi pas ?, le résumé de mon caractère, mélange de doute et de volonté. "C’est donc à contre cœur, mais en référence à la souscription publique dont il a bénéficié, qu’il baptisera le bateau de la première expédition antarctique française de 1903 "Le Français". Pour l’’expédition de 1908, il embarquera sur le "Pourquoi-Pas ? IV".
Charcot est un marin accompli. Il conçoit non seulement ses bateaux, mais aussi un chasseur de sous-marin pendant la guerre 14/18. Il publie même en 1901 un manuel de navigation.
C’est aussi un véritable chef, un meneur aux qualités humaines exceptionnelles qui a su conduire avec succès ses missions en milieu hostile et extrême, tout en étant attentif aux autres et à son équipage en particulier, généreux, solidaire, bon vivant, "optimiste par hygiène" selon ses propres mots, sans esprit de compétition. Sa noblesse de cœur et son élégance morale prévalent aussi dans le respect du travail et des découvertes accomplis par ses prédécesseurs comme dans ses relations avec les explorateurs qui lui sont contemporains. Le britannique Scott le surnommera "le gentleman polaire" : son compatriote Shackleton convoitait le pôle sud, Charcot lui laissa le champ libre sur le secteur de la Barrière de Ross qui donne accès au plateau polaire donc au pôle et se replia dans le secteur de la péninsule antarctique au climat plus ingrat du fait de son instabilité. Ce surnom de "gentleman polaire" fut repris par la suite par l’ensemble de la communauté polaire internationale.
Jean-Baptiste Charcot est également un scientifique novateur à l’éthique exemplaire. Il a le souci de faire "œuvre utile". Lors de ses deux expéditions en Antarctique, il a posé les principes d’une pratique moderne de la recherche scientifique, à la fois interdisciplinaire (il constitue des équipes de chercheurs spécialisés dans des domaines très variés) et internationale (il n’hésite pas à faire collaborer des chercheurs étrangers pour mener à bien ses programmes scientifique). Il équipe ses bateaux de l’instrumentation scientifique la plus en pointe et il installe des laboratoires à bord mais aussi des stations à terre. Il organise le travail de recherche avec une telle efficacité que les résultats peuvent être publiés très rapidement.
Charcot est aussi un visionnaire: il a pour la France une véritable ambition scientifique et exploratoire. Il se désole donc du peu d’intérêt depuis soixante ans, de son pays pour les expéditions polaires, alors que "les pavillons de toutes les autres grandes et même petites nations y ont si fréquemment et si glorieusement flotté" (introduction de son opuscule intitulé "Pourquoi faut-il aller dans l’Antarctique ?" écrit avant son expédition de 1908).
Le Belge Adrien De Gerlache est le premier à hiverner en Antarctique en 1898. Suivent deux expéditions britanniques : Southern Cross (1898-1900) conduite par Carsten Borchgrevink qui situe le pôle sud magnétique et Discovery (1901-1904) conduite par Robert Scott qui explore la Terre Victoria et découvre le plateau polaire. Erich Von Drygalski et l’expédition allemande Gauss explore la mer de Weddell de 1901 à 1903. Le suédois Otto Nordenskjöld que Charcot sur le départ, rencontre à Buenos-Aires, y fait naufrage avec l’Antarctic au cours de son voyage de 1901-1903 ; il est secouru par la marine argentine. Le pôle sud magnétique est atteint par l’Australien Douglas Mawson, au cours de l’expédition britannique Nimrod menée par Ernest Shackleton (1907-1909). Mawson fera également la première ascension du Mont Erebus. Le 15 décembre 1911, le norvégien Roald Amundsen atteint le pôle sud. Scott l’atteint trente-trois jours plus tard et meurt de faim et de froid au retour. L’Américain Richard Byrd sera le premier à le survoler en 1929.
Le sixième congrès international de géographie (Londres, 1895) a lancé un appel solennel aux savants du monde pour encourager l’exploration antarctique qui est aussi, Charcot ne l’oubliait pas, le fait des baleiniers et phoquiers. Mais depuis Dumont d’Urville qui découvre la Terre Adélie en 1840, la France ne s’est guère préoccupée de ces terres lointaines. Pourtant l’intérêt potentiel est grand et Charcot de souligner : "c’est sur les découvertes faites dans l’Antarctique que l’on peut compter pour découvrir le grand, l’énorme problème des origines de la vie. Jusqu’à présent, les expéditions même les plus récentes n’ont fait que gratter l’écorce de ce monde mystérieux et les débris recueillis constituent néanmoins une inestimable moisson de richesses scientifiques ! Que peut-on espérer quand on arrivera à recueillir la pulpe de ce fruit ?"
La première expédition en Antarctique de Charcot est une grande réussite. Partie en août 1903 du Havre, elle passera 22 mois sur place avec un hivernage sous le vent de l’île Booth qui, bien qu’il ne fût pas souhaité au départ, se passe plutôt bien. Quelques mille kilomètres de côtes de la Terre de Graham sont cartographiées, trois cartes marines établies, de nombreux échantillons et moult observations rapportés. A bord du trois-mâts goélette "le Français", un hydrographe, un naturaliste, un météorologue et physicien, un géologue et glaciologue, un ingénieur en charge des photographies. Charcot lui-même s’investit dans la bactériologie. Il y a également sur ce bateau Raymond Rallier du Baty qui plus tard explorera les îles Kerguelen.
Le voilier de 32 mètres et 250 tonneaux, renforcé, équipé d’un petit moteur de 125 chevaux seulement, atteindra la latitude de 70°10’.
Sans la fortune personnelle de Charcot, cette première expédition aurait bien pu ne pas voir le jour tant elle n’intéresse personne ou presque.
La seconde expédition est mieux soutenue : parrainée par trois institutions (l'Académie des Sciences, le Muséum d'Histoire Naturelle et l'Institut Océanographique) et subventionnée par le gouvernement français.
Elle se déroule d’août 1908 à juin 1910 et se propose de continuer l’exploration de la mer de Bellingshausen. L’hivernage se passe cette fois sous le vent de l’île Petermann au sud de l’île Booth. Là encore 3600 kilomètres de côtes sont cartographiées. De nombreuses découvertes géographiques sont faites dont la Terre (ou île) de Charcot baptisée ainsi en l’honneur de Jean-Martin Charcot et la baie Marguerite baptisée ainsi en l’honneur de sa seconde épouse; reconnaissance de la Terre Alexandre (on ne sait pas encore que c’est une île) et de l’île Pierre 1er découvertes par Bellingshausen en 1820. Cette expédition est encore riche en prélèvements d’échantillons et résultats scientifiques et revient avec des relevés météorologiques, sismographiques, des observations astronomiques, des études sur de nombreux sujets dont les marées, la chimie de l’eau de mer, la zoologie, le magnétisme terrestre et l’électricité atmosphérique.
Pour cette seconde expédition en Antarctique, Charcot fait construire un nouveau bateau le "Pourquoi-Pas ?" quatrième du nom, de 40 mètres de long, gréé en trois-mâts barque, équipé d'un moteur, pourvu de trois laboratoires : de sciences naturelles, sciences physiques et bactériologie.
C’est à bord de ce quatrième "Pourquoi-Pas ?" et au large des côtes islandaises que Jean-Baptiste Charcot périt le 16 septembre 1936. Le "Pourquoi-Pas ?" fait naufrage alors qu’il rentre d’une campagne océanographique au Groenland au cours de laquelle notamment, du matériel a été livré à la mission scientifique de Paul-Emile Victor.
"Dans trois semaines, je repars sur le vieux bateau. Ce sera probablement mon dernier voyage. Le Pourquoi-Pas ?" vieillit, moi aussi, et puis surtout, tout le monde s’en fout et mes dernières ressources sont épuisées."